C'en’est plus guère l’habitude des hommes de lettres et des artistes de se réunir dans les cafés, comme il y a trente ou quarante ans. Néanmoins, entre 1900 et 1905, un certain nombre de mes contemporains et d’hommes de la génération précédente se retrouvaient volontiers dans la soirée chez Weber, rue Royale. Je ne me rappelle pas comment, ni dans quelles conditions ce rite aimable avait commencé. Ce que je sais, c’est qu’un long jeune homme pâle, nommé « monsieur Chantepie » nous plaçait, nous souriait affectueusement, venait nous demander, tous les quarts d’heure, si rien ne nous manquait, si nous étions contents du service. De son côté le maître d’hôtel Charles qui a un bon et rond visage, un empressement affectueux et l’habitude de la clientèle, veillait à la confection du welsch-rare-bit ou du bœuf en salade, auxquels recouraient volontiers nos appétits creusés par un dîner en ville et les vaines conversations du fumoir. Il y a plus de variété, plus d’imprévu et de pittoresque dans ces réunions-là que dans le monde. On s’y guinde moins. On peut changer de place et planter là un raseur. Les avis s’y expriment avec plus de bonhomie et de crudité. Si je dis chez Weber : « Quel abruti que ce Doumic, quel intrigant et quel ennui il répand partout où il se gîte », cette proposition ne cause aucun étonnement, aucun émoi. Il n’en serait pas de même à la Revue des Deux Mondes, chez telles ou telles personnes que je pourrais citer. La nullité bavarde, poétique et dramatique, des divers membres de la famille Rostand, proverbiale chez Weber, est encore contestée dans quelques milieux littéraires, aristocratiques et bourgeois. Une élection académique ne produisait aucun effet sur Charles ni « monsieur Chantepie », alors qu’elle met en rumeur, à Paris, une cinquantaine de perruches, de perroquets, de merles et de bécasses, et qu’elle ébouriffe leur volière.
Je pose cet axiome : le café défait les gloires d’antichambre et de salon. Le salon ne défait pas les réputations consacrées par le café. Je suis certain, en parlant ainsi, de faire tressaillir de joie les mânes de Paul Arène et de Monselet. Les Goncourt eux-mêmes, qui débinèrent le café et le sacrifièrent à l’impériale barbification de la princesse Mathilde, étaient bien contents de se détendre et de soulager leurs humeurs au dîner Magny. Aucun des habitués de Weber n’eût supporté cinq minutes Claudius Popelin, le général de Galliffet, ni, plus près de nous, le vicomte d’Avenel, Gabriel Hanotaux ou Victor du Bled. Le mufle de café se présente sous un aspect moins poncé, savonné et verni, que le mufle de salon ; il garde ses angles, ses luisants et ses pointes, il s’entend dire fréquemment, tel le triomphateur romain : « Vous êtes un mufle ». L’esprit véritable est exigé au café et payé aussitôt en rires sonnants et trébuchants, alors que trop souvent l’esprit de salon n’est qu’un faux semblant, qu’une pacotille fade, approuvée, propagée, prolongée par des sourires contraints et conventionnels. Pas plus qu’une fausse pièce, un faux talent n’a cours au café. En bref, le café est l’école de la franchise et de la drôlerie spontanée, tandis que le salon — sauf chez une Mme de Loynes ou une « Fœmina » — est en général l’école du poncif et de la mode imbécile. Le café nous a donné l’exquis Verlaine et le grand et pur Moréas, le salon, Robert de Montesquiou et je ne sais combien de Muses inutiles ou comiques. Je me représente assez bien l’Immortalité sous la forme d’une dame de comptoir, adressant à quelques clients de choix de petits signes pleins de bienveillance.
Vers 7 heures et demie arrivait chez Weber un jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il s’allait recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait. Bientôt sortaient de ses lèvres, proférées sur un ton hésitant et hâtif, des remarques d’une extraordinaire nouveauté et des aperçus d’une finesse diabolique. Ses images imprévues voletaient à la cime des choses et des gens, ainsi qu’une musique supérieure, comme on raconte qu’il arrivait à la taverne du Globe, entre les compagnons du divin Shakespeare. Il tenait de Mercutio et de Puck, suivant plusieurs pensées à la fois, agile à s’excuser d’être aimable, rongé de scrupules ironiques, naturellement complexe, frémissant et soyeux. C’était l’auteur de ce livre original, souvent ahurissant, plein de promesses : Du côté de chez Swann, c’était Marcel Proust.
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