Le « déjeuner des marquis », un rituel des années Mitterrand
Par Solenn de Royer
Chaque mercredi pendant quatorze ans, Michel Charasse, fidèle conseiller et ministre, organisait un repas à l’Elysée, où quelques « privilégiés » s’échangeaient les secrets du moment. Des déjeuners dont aucun « off » n’est jamais sorti, et où, disait-on, se faisaient et se défaisaient les carrières.
Le conseil des ministres s’étire et semble ne plus vouloir finir. A côté, dans un coin de la salle des fêtes de l’Elysée, Michel Charasse (1941-2020) attend derrière la machine à traitement de texte IBM qu’on installe pour lui chaque mercredi, au cas où François Mitterrand aurait besoin d’une note. Ce jour de 1981, il regarde sa montre en maugréant. Il a prévu un déjeuner à l’extérieur mais va devoir annuler. Le chef de cabinet du président, Jean Glavany, doit annuler le sien aussi. « Allez viens, lui lance Charasse, on va demander aux cuisines de nous préparer un steak ! » En chemin, il dit : « Il faut arrêter de prendre des engagements le mercredi. Désormais, on déjeunera entre nous ! »
Ainsi est né le « déjeuner Charasse », véritable rituel de la présidence Mitterrand, du premier jour – ou presque – jusqu’au dernier. Chaque semaine, à l’issue du conseil des ministres, le conseiller reçoit dans le petit deux-pièces qu’il a le privilège d’occuper au premier étage du palais, dans l’aile ouest : une chambre, dotée d’une fenêtre demi-lune ouvrant sur l’avenue de Marigny, une minuscule cuisine, ainsi qu’un salon transformé en salle à manger le mercredi. Le maire de Puy-Guillaume et sénateur du Puy-de-Dôme y dort du lundi au jeudi, avant de rentrer en Auvergne. « Mitterrand voulait l’avoir sous la main, se souvient Jean Glavany. Michel était taillable et corvéable à merci. »
« Un dévouement absolu »
L’ancien pilier du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, appelé par Mitterrand à l’Elysée pour sa connaissance des arcanes de la République et du droit, est devenu indispensable. Il veille sur la bonne marche des affaires de l’Etat et les intérêts du président, y compris privés. En juillet 1990, c’est lui, le gardien des secrets, qui bloque le communiqué alarmiste sur son état de santé que Mitterrand, alors très déprimé, demande à son médecin, Claude Gubler, de rédiger, afin de préparer les esprits à une démission. « Comme Roustam Raza, le mamelouk de Napoléon 1er, posté devant la tente de l’empereur, Charasse avait un dévouement absolu à Mitterrand », explique l’ancien secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine.
Les déjeuners du mercredi sont servis par les maîtres d’hôtel du palais. Il arrive que Charasse rapporte d’Auvergne des spécialités, chou farci, cochonnailles ou saucisson cuit dans le moût de l’alambic des paysans. Le vin est toujours excellent. Serrés dans ce salon étroit et bas de plafond, une dizaine de convives, pas davantage. Essentiellement des conseillers de l’Elysée, plus au moins gradés. Est parfois convié un directeur de cabinet, un membre d’un corps constitué, voire un ministre qui a manifesté de l’intérêt pour ces agapes dont bruisse le Tout-Paris. Certains en apprennent l’existence bien après leur arrivée à l’Elysée. Comme la militante socialiste, Françoise Carle, chargée des archives, qui a appelé directement Charasse pour se faire inviter, trois ans après son entrée au cabinet.
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