Pierre Savorgnan de Brazza, l'explorateur
Il a voulu traduire en actes l'abolition de l'esclavage. Explorant le bassin du Congo, convoité par le Britannique Stanley et le roi des Belges, ce fils d'Italiens, naturalisé en 1874, a souhaité établir la domination française dans le respect des principes humanitaires. Les colons blancs finiront par avoir la peau et de l'homme et de ses idéaux.
La première image est paradoxalement récente. Le mardi 3 octobre 2006, à Brazzaville, seule capitale d'Afrique à porter encore le nom d'un héros de l'ère coloniale, un mausolée reçoit les restes de l'explorateur dont le patronyme désigne toujours la cité congolaise. Transférée d'Alger, où elle reposait depuis plus d'un siècle, la dépouille mortelle de Pierre Savorgnan de Brazza, comme celles de son épouse et de leurs quatre enfants, fait ainsi un retour posthume qui divise l'opinion locale (coût de l'opération : 10 milliards de francs CFA, soit 15 millions d'euros) mais échappe au reste du monde. Comme l'épilogue négligeable d'une épopée obsolète.
On préfère revenir aux clichés que Nadar a pris en 1880 de ce marin poète, pragmatique et fiévreux qui semble échappé de quelques pages de Dostoïevski ou préfigurer certain aviateur en quête de Petit Prince. Il y a de l'aristocrate et de l'aventurier chez cet homme au regard brûlant. Les deux sont vrais.
Né à Castel Gandolfo le 26 janvier 1852, au sein d'une vieille famille noble du Frioul - son père est un grand propriétaire terrien, même s'il se pose en républicain à l'heure où s'invente l'unité italienne, et par sa mère, Pierre compte deux doges vénitiens parmi ses ancêtres -, l'enfant est élevé par les jésuites. Il rêve sur les planches des atlas qu'il dévore d'un monde où il pourra circuler librement, interdit de tout retour en Vénétie. Les océans et les taches claires des terrae incognitae sont déjà son horizon quand il entre, à 16 ans, à l'Ecole navale française en tant que stagiaire étranger (1868).
Mais si l'idéal de liberté qui lui fait choisir la France comme patrie élective ne l'abandonnera plus, le jeune homme déchante vite. Parce qu'il n'est pas français, on l'affecte à Brest et à des missions mineures lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Une humiliation qui n'entame pas son enthousiasme pour la cause qu'il a choisie. De fait, sa naturalisation, acquise en 1874, ne change guère la donne.
A l'issue d'une croisière au large des côtes du Gabon (1873-1874) - à bord de la Vénus, il surveille les derniers trafics d'esclaves -, il ressent le double appel de l'inconnu et du continent noir : il sollicite et obtient l'autorisation de reconnaître et d'explorer le cours de l'Ogooué, que l'on confond alors avec le cours supérieur du Congo. L'enjeu est double encore : remonter le cours d'eau pour pénétrer un territoire à explorer, atteindre la source du flux esclavagiste pour éradiquer cette plaie que ce champion de la liberté dénonce. Même s'il est difficile au XXIe siècle d'entendre le paradoxe d'une aventure coloniale née d'une démarche humanitaire...
Au cours d'une première expédition (1875-1878), modeste (3 pirogues, 120 pagayeurs et 10 soldats), il part de Libreville, qui n'est encore qu'un village, plus symbolique - il a été fondé en 1849 par des esclaves libérés de la traite négrière - qu'économiquement fort, même si ses factoreries et comptoirs commerciaux sont les seuls appuis possibles pour l'intendance des expéditions intérieures.
Pénétrant en terre inconnue en quête du fleuve Congo, Brazza remonte l'Ogooué, pour s'apercevoir finalement, lâché par ses hommes et devant renoncer lui-même à atteindre le grand réservoir des eaux africaines qu'il espérait découvrir, de la totale indépendance des deux cours d'eau. Dans l'aventure, il perd nombre de ses illusions sur le "bon sauvage", mis à mal par les attaques des redoutables tribus affourou, déçu par la maigre fortune de son discours émancipateur, puisque bien des esclaves qu'il libère s'enfuient ou le trahissent.
Mais les leçons tardent à porter, le conquérant n'ayant pas l'étoffe d'un anthropologue. Reste l'idéaliste. Dès cette époque, il applique ce qui sera sa ligne de conduite constante à l'égard des populations africaines : le refus de toute violence, l'appel à la confiance et à la négociation. Les premiers établissements - Francheville, sur l'Ogooué, dédiée aux esclaves affranchis, mais vite rebaptisée Franceville à l'heure où la République s'essaie à la psychothérapie de masse pour se purger du traumatisme de la défaite de 1870 - et la piètre allure d'un explorateur "aux pieds nus" suffisent toutefois à imposer la figure de Brazza.
A son retour en France, il repousse les offres du roi Léopold II de Belgique et comprend que l'immense bassin du Congo - que le Britannique Stanley venait de découvrir - suscite déjà des ambitions territoriales. Désireux que la France ne soit pas absente d'un éventuel partage, soucieux de prendre de vitesse Stanley qui a, lui, accepté de servir le roi des Belges, et surtout d'établir la domination française dans le strict respect des principes humanitaires, il obtient une seconde mission (1880-1882), au cours de laquelle, devançant Stanley, il revient sur ses traces moins en rêveur qu'en chef, presque en roi, son allure comme sa légende en marche en faisant un interlocuteur digne des souverains noirs. Il entre ainsi en contact avec le Makoko ("puissant roi") des Téké qui le reçoit en grande pompe le 28 août et signe avec lui deux semaines plus tard, le 10 septembre 1880, un traité par lequel il accepte le protectorat français.
Sur les terres concédées par le Makoko, Brazza fonde un poste à l'emplacement de ce qui deviendra Brazzaville, au point de rupture de la navigation sur le bas Congo et de la liaison terrestre vers la côte atlantique (chemin de fer Congo-Océan) jetant ainsi les bases de la future Afrique-Equatoriale française.
Le poste, une simple case à 500 kilomètres de la première position française, est confié au sergent Malamine Kemara, recruté par Brazza à Dakar, qui tient tête des mois durant à Stanley et aux forces belges, hissant chaque matin le drapeau tricolore, sentinelle dérisoire et superbe.
Rentré en France en 1882, Brazza s'implique dans l'arène politique, où il est mal armé, pour gagner l'opinion à la ratification du traité avec Makoko par les Chambres. L'affaire prendra quatre ans. Sans attendre, Brazza retourne au Congo pour y compléter ses découvertes. Après l'heure de l'exploration, vient celle de l'organisation.
Nommé commissaire de la République dans l'Ouest africain, puis commissaire général au Congo français en 1886, il administre la nouvelle colonie, s'efforçant d'en étendre les limites par des campagnes d'exploration que ses collaborateurs et lui-même dirigent vers la Sangha, le Chari, l'Oubangui et le lac Tchad.
Mais il se heurte aux grandes sociétés coloniales avides d'ivoire et de caoutchouc, qui voudraient pouvoir se partager le territoire en concessions. Depuis Paris, on incrimine la gestion financière du Congo, on dénonce l'aide insuffisante apportée au colonel Marchand, lorsque celui-ci, oeuvrant à un nouveau partage de l'Afrique en visant le haut Nil, jusqu'à défier les Anglais sur leur sphère d'influence, prépare l'attaque du poste égyptien de Fachoda. Sous prétexte d'incapacité administrative, Brazza est relevé de ses fonctions en janvier 1898.
Il ne cache pas sa déception, mais il aura sa revanche. Amère sans doute. Il revient au Congo en 1905 chargé par le gouvernement d'enquêter sur les exactions commises par les sociétés concessionnaires à l'encontre des populations indigènes (travail forcé infligé aux indigènes, abus du portage, violences contre les personnes) et tolérées par l'administration. Les horreurs perpétrées par des colons blancs ivres d'autorité et de lucre terrifient Brazza. Démoralisé par la trahison de ce qui représentait son idéal, c'est au retour de cette mission qu'il meurt de dysenterie, à Dakar, le 14 septembre 1905, sans avoir revu la France, qu'il n'avait cessé de vouloir servir en accord avec sa générosité idéologique...
Celui qui émancipait dès sa première mission tous ceux qui touchaient le poteau dressé au coeur de son campement, celui qui a cru inscrire en actes l'abolition de l'esclavage mais a vu tout un continent succomber sous le joug de l'asservissement méritait sans doute de reposer sur le sol de son combat. Autant qu'il mérite la mémoire de la République, guère plus reconnaissante aujourd'hui que naguère pour ce Français d'idéal sinon de droit.
Par Philippe-Jean Catinchi et Josyane Savigneau
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