La dictée de MÉRIMÉE
Il arrive parfois qu’entre gens de bonne société la conversation tombe sur une question d’ordre orthographique.
Si quelqu’un évoque alors la dictée de Mérimée, dictée dont on a généralement entendu parler, mais que l’on n’a pas toujours vue, chacun craint que cette épreuve ne lui soit proposée.
Songez donc! Lorsque Mérimée, voulant donner ce divertissement à la cour de Compiègne, lui soumit la dictée qu’il avait composée, l’impératrice Eugénie, qui, ne l’oublions pas , était née Espagnole, fit soixante-deux fautes.
Il est probable que les fautes d’accents, de traits d’union, de trémas, etc., furent sévèrement relevés par Mérimée, pour que Napoléon III ait, de son côté, fait quarante-cinq fautes, tandis qu’Alexandre Dumas et Octave Feuillet, tous les deux académiciens, en commettaient, le premier dix-neuf, le second vingt-quatre ; à moins qu’empereur et courtisans en aient commis sciemment par un souci de galanterie, assurés d’avance que l’impératrice en ferait beaucoup.
Quant à la princesse de Metternich, elle était responsable de quarante-deux fautes.
Mais le grand vainqueur de ce petit tournoi fut le prince de Metternich, l’ambassadeur d’Autriche, avec trois fautes seulement.
Et pourtant, cette fameuse dictée n’apparaît pas tellement hérissée de difficultés.
En voici le texte, tel que nous l’a transmis Octave Aubry dans son livre l’Impératrice Eugénie:
Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, prés du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.
Quelles que soient, quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir pour cela à ces fusiliers jumeaux et malbâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires.
Quoi qu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contre-sens exorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau, et qu’elle s’est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie.
Deux alvéoles furent brisés, une dysenterie se déclara, suivie d’une phtisie.
« Par saint Martin ! quelle hémorragie ! » s’écria ce bélître.
A cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédant de bagage, il la poursuivit dans l’église tout entière.
Et voilà la dictée proposée,
D'après le fascicule "pour s'instruire seul, La Dictée de Mérimée revue, augmentée et expliquée.
Étude originale d'orthographe, de vocabulaire et d'étymologie.
de Eugène FERRAND
Imprimerie Delmas Bordeaux 1957
Le dîner à Sainte-Adresse
Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, tout près du Havre, véritable festin offert en l’honneur de Saint Henri – son patron – par l’un de mes meilleurs amis, ancien ingénieur cantonal de la voirie, pensionné de la Ville de Paris, et mué depuis sa retraite en gentleman-farmer cauchois, ne fut pour aucun de nous ni un vrai guêpier ni l’un des plus dangereux guets-apens.
Cependant pour s’être délectés à l’extrême, certains des quelque trente et un convives dyspepsiques (ou dyspeptiques), m’a-t-on dit, qui s’étaient bien persuadés et s’étaient même fait fort de ne point flancher, durent en pâtir un assez long temps.
Un quincaillier, ex-fusilier marin, et un vieux joaillier, qui se sont succédé en tant que fabricien et marguillier de la paroisse, faillirent même en trépasser le lendemain : le premier, mal remis d’une dysenterie, et aussi maigre qu’ un râteau et un goupillon réunis, eut une hémorragie qui l’amena à toute extrémité ; encore plus étique, le second, un malbâti, aux omoplates si arquées, qu’on l’eût dit atteint de phtisie, ne put éviter l’érysipèle facial ni l’urticaire quasi généralisé.
En revanche, ce noble et fameux balthazar, véritablement sans pareil, fit les délices avouées de maint autres commensaux bien famés et au gaster plus résistant ; les uns, gastronomes subtils, ou épicuriens éclectiques adorant festiner, les autres, joyeux et robustes gastrolâtres pleins d’embonpoint, n’aimant qu’à faire chère lie sans avoir pourtant rien d’infâme.
Pince-sans-rire aussi exubérants qu’hilares, un honorable contremaître de fabrique et un honnête fabricant d’allume-feu, n’engendrant point le spleen - lesquels en persiflant, s’étaient ri de tous les lazzi qu’on ne manqua pas de leur décocher - me firent seuls l’effet d’être des demi pique-assiette.
Les effluves embaumés de la mer nous arrivaient par les baies entr’ouvertes de la salle à manger. Fort soucieuse de ses devoirs de parfaite maîtresse de maison, la bru de mon ami, riche et amène douairière que la guerre ignoble et cruelle a fait pleure – ses valeureux jumeaux étant tombés ensemble à la terrible « cote 304 » - s’était laissé entraîner par son sens aigu de la politesse et son vif désir de nous réserver un accueil aussi aimable que sincère et chaleureux. Amie des fleurs, elle s’était crue obligée de décorer cette salle spacieuse et tout inondée de lumière : des plantes hiémales placées çà et là dans les multiples alvéoles emplis d’eau des jardinières en cristal, de même que des rhododendrons, phlox, cannas, phœnix, arums, dahlias et azalées s’échafaudant en longs cornets de baccarat, ou fusant en geyser d’élégants cache-pot, attestaient de toutes parts son amour de la décoration florale et expliquaient l’invitation qu’elle nous avait faite d’aller visiter ses serres et ses parterres.
Quoi qu’en ait dit avec excès et sans nulles ambages un doucereux bélître, neurasthénique censeur à l’air égrotant, et quelles qu’aient été les réflexions et les excédantes critiques d’un géomètre, ratiocinant splénétique qui patrocina jusqu’à satiété des arrhes exorbitantes qu’étaient censés avoir versés sensément mais à contre-cœur sa fille et son beau-fils, pour obtenir cession d’un vieux cottage – arrhes équivalant aux trois quarts de la somme due – on se pouvait croire chez Lucullus.
En effet, le maître queux s’était surpassé, car, quelque exiguës qu’ont paru à tous, la cuisine et deux pièces auxiliaires que, d’autorité, il avait fait siennes, et en dépit de l’exiguïté de l’office affectée au personnel ancillaire, chaque mets fut estimé succulent , et les entremets régals nonpareils qui eussent régalé un roi.
Aussi, cet émule de Vatel sans épée, moins négligent qu’à cheval sur le règlement, gagna le lot des dîneurs les plus exigeants ; ces derniers, sans scission ni dissension aucune, avaient jugé de sa tâche et de son mérite, en vertu de droits régaliens qu’ils s’étaient arrogés.
Précédant de délectables hors-d'œuvre, qu’accompagnaient des vol-au-vent de ris d’agneau, un potage Ésaü fut d’abord apprécié ; vint ensuite une appétissante bouillabaisse noblement corsée et de très haute facture : muges, dorades, crevettes-bouquets, clovisses, moules boulonnaises bien raclées et autres frutti de mare, le rendaient digne des difficiles becs fins mêmes, de la vivante et lumineuse Canebière.
Après une bonne matelote d’anguilles et de truites saumonées à la ravigote, un confit de porc et un navarin, épaulés d’un châteaubriant aux échalotes, m’ont semblé avec l’entrecôte cuit à point, de sérieux plats de résistance.
Puis, fin salmis de gelinottes, mijoté au vin rancio d’excellent arôme ; pigeonneaux en cocote accordés de morilles ; gibelotte de lapereaux finement accommodée d’oignons blancs ; cuisseau de veau pané ; râble de levraut rôti, parfumé de thym, baignant dans un coulis cantonné de girolles ; cuissot de chevreuil aromatisé de cannelle et de girofle moulus, s’entre-suivirent aussi abondants qu’exquis ; une salade de scarole et de raiponce mêlée et aillolisées, ainsi que les ice-cream vanillés pleins d’avantages pour chacun, aidèrent à la digestion.
Le dessert fut également de qualité : crème caramélée, petits-fours aux amandes, vaste tourte normande – sorte de poudingoïde galette miellée, cassonadée, tout entourée de pets-de-nonne et gourmandée de carrés de pistache, de coings et de rhubarbe – couronnèrent =, appuyés de grap-fruit glacés le faste, incroyable et pourtant réel, de cette profusion de succulences.
Le tout fut arrosé de vin de très bons crus et de haut millésime. Certains graves, entre autres, dionysiaque nectar et orgueil de notre hôte, souleva l’enthousiasme des gourmands, comme celui des gourmets les plus délicats.
Bien qu’abstème par idiosyncrasie – fâcheux privilège inhérent à ma nature – et quels que pussent être les non-sens et les contresens qui contrecarraient mon dur régime d’hépatique, je transigeai sans remords avec ma conscience , en goûtant, dussé-je avoir à m’en repentir, à tous les magnums et jéroboams successivement dispensés par l’échanson, gai et au ton plaisant en diable.
Ni de ces nombreuse voluptés gustatives, ni des extra et rafraîchissements variés, prodigués par l’amphitryon, je n’eus, sauf de légers spasmes œsophagiens ponctués de rots étouffés et de borborygmes discrets, aucun sujet de repentance.
Un gobelet de vespétro en main, je participai même , en détonnant peut-être, au gaudeamus entonné par un coreligionnaire de mon ami, et que barytona en chœur l’assemblée tout entière.
Que ceci soit dit en français ou en latin, vraiment, « le bon vin réjouit le cœur de l’homme ».'